Mon enfance ? C’est la peur, la peur d’être tuée à tout moment

Tchétchénie enfances criblées par la guerre

Par Aude Merlin – Humanitaire, 37 | 2014, 4-13

http://humanitaire.revues.org/2887

Cet article est une version courte et remaniée du chapitre « Fragments d’enfances. Enfances fragmentées : le cas tchétchène », paru dans l’ouvrage de Rose Duroux et de Catherine Milkovitch-Rioux (dir.), Enfances en guerre. Témoignages d’enfants sur la guerre, Genève, Georg Éditions, 2013, p. 167-180. Avec l’aimable autorisation des directeurs de l’ouvrage et de son éditeur. Voir rubrique Lire de ce numéro.

L’auteur tient à remercier Zarema Albastova, Mourat Doudaev, Soïp Solsaev, Joseph Dato, Frédérique Drogoul, Anne Landaës, et toutes les autres personnes de MdM qui ont rendu ces séjours en Tchétchénie possibles au fil des années 2000.

« Mon enfance ? C’est la peur, la peur d’être tuée à tout moment et que mes proches le soient aussi, à tout moment. Mes impressions, mes souvenirs, c’est une ville bombardée, des maisons détruites, des gens morts, des postes de contrôle qui contrôlaient les bus, les voitures, cherchaient des gens, faisaient sortir de jeunes garçons, les fouillaient, contrôlaient leurs papiers et téléphonaient avec leur radio portative et demandaient “et celui-ci, et celui-là, il faut les arrêter ?”…        Et alors des jeunes disparaissaient sans laisser de trace. »
Eliza D., jeune femme réfugiée en Belgique, née en 1983, âgée de 11 ans au début de la première guerre, en 1994.

1 – En 1998, Médecins du Monde publiait un recueil de dessins d’enfants tchétchènes, étrangement intitulé Je ne veux pas dessiner la guerre1. Comme si ce titre, par sa négation, accentuait encore plus le contenu criant des dessins : morceaux de corps gisants, membres mutilés, mères implorant, armes lourdes, avions bombardant, combattants guettant l’arme à la main ou sur l’épaule, tanks, chars, bâtiments détruits, éclairs striant le ciel et infrastructures en feu. Rien, jusque dans le moindre détail, n’échappait au regard de ces enfants qui avaient été témoins et souvent directement victimes de la première guerre de Tchétchénie. On retrouvait, en 2000, au début de la seconde guerre, la même violence et la même précision sur les dessins observés et photographiés par exemple dans le camp de réfugiés Spoutnik à Sleptsovskaïa en Ingouchie, sous la tente de Médecins du Monde. Ce « dessiner malgré soi », cette nécessité irrépressible traversait de nombreux enfants, le dessin devenant visiblement la façon la plus immédiate de se libérer d’une partie de son vu et de son vécu.

2 – En 2011, paraissait en russe Le Journal de Polina Jerebtsova, témoignage saisissant de la vie d’une adolescente russo-tchétchène 2  à travers la seconde guerre. Dans l’intervalle, au fil des deux guerres, les paroles d’enfants, sans doute moins relayées que celles d’adultes, ont néanmoins émaillé la période. Avec le recul et le recueil de paroles d’enfants devenus adultes, le constat reste le même. Qu’il s’agisse de dessins ou de paroles, on est face à un impressionnant rapport véridique au réel : les enfants sont porteurs d’une lucidité criante.

Réalité et altérité

3 – « La guerre a commencé – 1995 » : telle est l’inscription que l’on trouve sur le dessin de Farida, âgée de 8 ans, qui montre un tank arborant le drapeau russe, pointant sa tourelle en direction d’une maison dont les fenêtres sont en feu et sur la porte de laquelle se trouve l’inscription communément rencontrée durant les deux guerres sur les portails des maisons : « Ici vivent des gens. » La confrontation entre l’appareil militaire étatique et la vie civile directement ciblée par celui-ci est, de façon simple et évidente, transmise dans ce dessin, comme dans de nombreux autres. Cette irruption de la guerre dans le vécu des enfants frappe par la façon dont elle est relatée et donne à voir le rapport à ce qui est de plus en plus perçu comme une altérité russe. L’abondance de drapeaux ou de signes identifiants situe en effet les belligérants, comme pour confirmer une ligne de division : les armes lourdes, tanks, chars, qui relèvent de l’armée fédérale, arborent souvent un drapeau russe, tandis que des drapeaux tchétchènes sont plantés sur des bâtiments détruits ; certains combattants qui tirent en direction d’hélicoptères ou de tanks ont le front ceint d’un bandeau vert 3. Comme s’il fallait conjurer toute ambiguïté, on voit se répéter le terme Rossia (Russie) sur chaque avion bombardier du dessin de Zarina, 11 ans, assorti d’une étoile rouge rappelant l’armée soviétique 4. En outre, il n’est pas rare que le corps des belligérants soit surmonté d’une légende au milieu du dessin, indiquant tantôt qu’il s’agit d’un « soldat » (donc russe, des forces fédérales) ou d’un boevik (terme russe désignant les combattants indépendantistes tchétchènes). Sur un dessin, le nom d’Eltsine, président russe pendant la première guerre, légende une sorte d’idéogramme figurant un cochon, deux cercles enchâssés et deux points au sein du cercle le plus petit. La mobilisation de l’image du cochon fait écho à la polarisation des identités pendant la guerre, dans un contexte où la population tchétchène, musulmane, subit l’agression d’un État perçu comme largement chrétien 5. L’inscription « Svoboda ili smert’«  (« La liberté ou la mort »), écho à l’hymne indépendantiste tchétchène des années 1990, légende le dessin d’Ibrahim, 12 ans, où l’on voit un bâtiment en ruines, surmonté du drapeau tchétchène  6 . Le terme Itchkérie, nom de la Tchétchénie indépendante, revient souvent, ainsi que le prénom du premier président indépendantiste, Djokhar, pour désigner la ville de Grozny.

4 – Cette perception de l’altérité russe, et de la guerre qu’ils ont subie de plein fouet comme d’une guerre d’occupation, persiste chez de jeunes adultes en exil : « Pour moi les ennemis étaient les Russes, je me demandais pourquoi ils étaient venus dans notre pays, bombardaient et tuaient les nôtres. Lorsque je passais près d’eux, je les maudissais ; tous les Tchétchènes les maudissaient 7. »

Guerre et fascination

5 – L’omniprésence de la guerre vient s’ingérer dans les jeux d’enfants. Les garçons munis d’armes en bois fabriquées à la main se guettent d’une tente à l’autre dans les camps de réfugiés en Ingouchie 8, tandis que sur le territoire tchétchène ravagé par la violence, observer la guerre peut devenir un jeu excitant, fascinant :

« Au début, j’avais peur. J’allais me cacher : j’ai toujours été très fort pour me cacher. Dans des canaux asséchés, dans des rigoles, dans des abris. J’observais. Puis je n’avais plus peur. Je connaissais très bien le bruit des roquettes. Quand cela siffle longtemps, tu sais que la roquette est encore loin. Mais quand elle commence à faire un bruit très court, là tu peux être sûr qu’elle est à vingt mètres, elle approche tout près. La première fois, je me suis couché dans un canal pour observer tout cela. J’ai eu peur, je me suis caché. Mais après, cela m’intéressait. Oui, cela m’intéressait. Je peux même dire que cela me captivait 9. »

6 – Ainsi, cet enfant, Apti, rencontré à l’hôpital n° 9 de Grozny en décembre 2000 : Apti a perdu un doigt. Il avait acheté pour 10 roubles une grenade à un soldat russe et la grenade, dégoupillée, a explosé dans ses mains.

La paix, un paradis perdu ?

7 – Alors que la guerre a littéralement envahi le quotidien, la paix apparaît alors comme un paradis perdu, insaisissable, irréel.

« Les nuits étaient faites de peur, du bruit des bombes. Et quand je regardais la télé, j’étais envieuse des autres régions, je me disais : comme ils ont de la chance de vivre là où il n’y a pas de guerre, là où il y a des jardins d’enfants, de belles écoles ; et je pensais que nous, nous ne pourrions pas connaître ça 10. »

8 – Si monde et paix, en russe, se disent de la même façon (mir), le mot pour désigner la paix en tchétchène (machar) est proche phonétiquement du mot liberté (marcho). Que reste-t-il de cette paix et de ses représentations dans le regard d’enfants ? Elle devient parfois irréelle et son image plastique, physique, est parfois ressentie comme une blessure, par contraste :

« Le soir, nous sommes arrivées à Naltchik. Depuis le début de la guerre, je n’étais pas sortie de Tchétchénie. J’avais oublié à quoi ressemblait la paix. J’étais abasourdie devant ces immeubles intacts, ces routes lisses, ces voitures, ces gens dehors, cet univers insouciant distant de quelques kilomètres seulement de mon enfer 11. »

9 – En outre, le stigmate assigné aux adultes tchétchènes se répercute également dans la perception que les enfants tchétchènes ont d’eux-mêmes et de leur nationalité. Être « enfant dans la guerre » et « être tchétchène » deviennent alors des identités honteuses qui se conjuguent, comme l’écrit encore Milana Terloeva :

« Cette robe, je ne l’ai jamais mise. Il n’y eut pas de bal cette année-là. Il n’y eut, à vrai dire, plus d’école tout simplement. En décembre 1994, l’armée russe a envahi la jeune République de Tchétchénie – Itchkérie. Elle n’a pas seulement détruit nos villes, nos villages, nos tours traditionnelles et nos maisons. Elle a pollué nos âmes. Une verrue monstrueuse poussa sur nos visages, nous distinguant des autres, les gens normaux, les enfants de la paix. »

10 – Cette sensation est également décrite de façon saillante par Eva Abdoul-Khadjieva, en colère lorsque le regard de l’adulte la discrédite dans une amitié naissante avec un enfant russe, Sacha, alors qu’elle et sa famille se sont réfugiées en Russie :

« Nous marchions dans la neige, nous marchions sur le tapis du paradis. Nous nous laissâmes tomber, nous revînmes sur nos pas et observâmes nos empreintes angéliques. Nous étions tous les deux des anges, alors pourquoi étions-nous des ennemis ? Existe-t-il une raison à cela ? Je dis merci à Sacha et nous repartîmes main dans la main. Devant l’entrée de l’immeuble, il y avait une femme, c’était la mère de Sacha. Elle l’embrassa, le serra dans ses bras, et après lui avoir donné toute sa tendresse maternelle elle lui demande qui j’étais. Sacha lui conta toute la vérité, alors sa mère retira sa main qui avait repris la mienne, et lui dit qu’il ne fallait jamais parler avec nous les sauvages. Je me sus sauvage à ce moment à ses yeux. Sacha protesta il lui demandait pourquoi c’était nous les méchants et les sauvages si c’était eux les Russes qui étaient allés nous faire la guerre. Sa mère s’impatienta et lui donna une gifle. Sacha pleurait. En grandissant on n’était plus des anges, et moi je perdis mes ailes, je dis à sa mère “au revoir. Ne vous inquiétez pas, je n’ai pas de maladies”. Et je rentrai12. »

11 – Les images de paix sont alors puisées dans le passé ou renvoyées à une utopie. Sur le triptyque d’Alissa, 8 ans13, l’avant-guerre est représenté par un ruisseau tout bleu, entouré de fleurs et d’arbres. Des moutons paissent paisiblement. Sur le dessin décrivant la guerre, les arbres sont cassés en deux, les moutons pleurent et saignent. Dans le triptyque de X. Ibraguimova, 8 ans également14, la vie paisible d’« avant la guerre » est représentée par un banc et un lampadaire, mais le dessin intitulé « après la guerre » n’envisage pas pour autant le retour à la paix : assez proche du dessin du milieu sur « la guerre », il montre des corps toujours gisants, des bâtiments toujours en flammes. La seule différence notable est le passage du combattant : tandis qu’il est assis et tire dans le deuxième dessin ; il gît dans le troisième.

12 – Le glissement entre souvenir du passé et construction d’un rêve se fait très souvent : « Avec mes amis, on dessinait la ville comme si elle était belle, tout entière, debout, et on se disait que c’était dans nos rêves15. »

13Ces rêves peuvent se résumer, d’ailleurs à des actes des plus simples et des plus anodins lorsque l’on vit en paix. Ainsi, une petite fille, longtemps restée dans la cave au début de la seconde guerre sous les bombardements incessants, répond au journaliste Andreï Babitski qui lui demande ce qu’elle rêve de faire, quand il y aura la paix : « marcher dans la rue 16… »

Résistance et résilience

L’imaginaire à la rescousse

« Qui se battait contre qui ? Les Russes, contre les Tchétchènes. Et je pensais toujours : mais pourquoi se battent-ils ? Je ne comprenais pas ce qu’ils pouvaient recevoir en échange de tuer des gens, de les mutiler, je ne comprenais pas. […] Maman me disait que cela se terminerait rapidement, mais cela durait ; je lui demandais quand cela allait se terminer et pourquoi les Russes voulaient nous tuer. Elle me répondait qu’ils se battaient pour je ne sais quel fauteuil, quel trône, et je ne comprenais pas de quoi il s’agissait : c’était quoi ce fauteuil ? […] Dans mon enfance, j’entendais que la Tchétchénie allait tomber entre les mains de l’Angleterre et que la guerre ne se terminerait que quand elle serait sous la coupe des Anglais, alors j’attendais ce moment 17. »

14 – Le croisement entre monde de l’enfance, réinterprétation de paroles d’adultes entendues et intégration d’images typiques de l’enfance dans le quotidien de la guerre est constant. Le père Noël – dans le monde postsoviétique, le « père Gel » – apporte des cadeaux aux enfants à la nouvelle année. Lors d’une visite dans un centre d’orphelins à Argoun, en décembre 2000, alors que la guerre fait toujours rage et que les véhicules sont stoppés aux postes de contrôle parfois pendant plusieurs heures, un enfant s’inquiète, à l’évocation de la nouvelle année imminente : « Le père Noël va-t-il arriver jusqu’à nous, ne sera-t-il pas arrêté au checkpoint ? »

15 – Dans ce même orphelinat improvisé, des dessins collés au mur montrent cadavres, véhicules militaires, ciels en feu. Sur fond d’opération de nettoyage, les enfants se lancent alors dans un concert surexcité de sifflements d’armes, de roquettes, de bombardements, de fusées. Au milieu de ces cris, hurlements, déchaînements, le regard est tout à coup attiré par un dessin incongru, représentant un cygne, aux contours ronds et lisses, voguant sur un lac d’huile, portant autour du cou un collier de perles orné d’un cœur rose 18.

16 – La destruction de ses dessins par les bombardements rappelle à Milana Terloeva la charge symbolique qu’ils occupaient, comme refuge imaginaire : « Mes dessins, idem, déchiquetés et souillés de la même manière. Il y en avait des dizaines. J’avais passé des heures et des heures à inventer un monde fantastique peuplé de personnages étranges et drôles qui avaient chacun un nom, une histoire, une vie 19. »

17 – On observe également le recours à un être intérieur, un interlocuteur intime, un autre soi qui aide à survivre : c’est le cas de Polina Jerebtsova, qui signe son journal écrit au jour le jour tout l’automne 1999, littéralement sous les bombes, alternativement sous le nom de Polina et sous celui de « la tsarevna Boudour » (la fille du tsar Boudour). Une sorte de dédoublement s’opère, où elle met en scène, à la troisième personne du singulier, un autre personnage, ce qui lui permet de dialoguer avec une sorte d’alter ego. En outre, son ami tchétchène Aladin, avec qui elle vit une relation très forte, se situe à mi-chemin dans un monde imaginaire. Eva Abdoul-Khadjieva, quant à elle, parle à son « fantôme » ; elle met en scène une petite fille, Ève, dont elle parle à la troisième personne du singulier, en alternance avec son récit à la première personne du singulier :

« C’était enfin le Nouvel An, tout le monde faisait semblant d’être heureux. On préparait à manger, Albert nous apporta une télé, du champagne pour les grands et des sodas pour les petits, des gâteaux aussi, et il partit. Environ une heure avant minuit il revint déguisé en Père Noël et nous ramena des cadeaux et des bonbons, cela faisait longtemps qu’on n’avait pas mangé du chocolat à notre faim… Le père Noël ne resta pas il y avait une autre petite fille qui l’attendait à la fenêtre sur les genoux de sa maman… Vers minuit Eltsine souhaita une très bonne année 2000, sa voix résonne encore dans ma tête, la haine que j’avais contre lui s’était à ce moment gravée en moi pour ne plus jamais s’effacer. Je savais que le champagne rendait ivre, alors j’en bus et rebus discrètement, je voulais perdre la raison, ne plus penser à rien. Je me souviens de cette petite Ève regardant à la télévision les Russes qui s’amusaient et laissait couler ses larmes, peu lui importait que ce soit une fête. Elle finit par se coucher, ne pouvant plus entendre ces rires  20. »

Résilience par l’art, catharsis par l’écriture

« Danser nous permet d’exprimer notre état d’esprit, nos montagnes, nos souffrances. Tu peux tout exprimer par la danse. […] Nous exprimons notre culture, nos âmes qui brûlent en nous, à l’intérieur de nous. Je ne peux pas trouver les mots, mais je les trouve à travers la danse. »

18Membre de l’ensemble d’enfants danseurs « Daymokh 21 » dirigé par le chorégraphe Ramzan Akhmadov, Magomed livre un témoignage saisissant de maturité, dans le film de Mylène Sauloy, Danse avec les ruines. Après avoir fait des figures de danse, perché sur un toit en ruines, il ajoute :

« Une fleur peut pousser sur une pierre, comme le peuple tchétchène. L’âme tchétchène ne se rendra pas. Un homme mortel peut être tué, un homme corruptible peut être corrompu, mais l’âme tchétchène ne peut être détruite 22. »

19 – À la nuit tombée, en décembre 2000, un petit garçon, Lioma, s’habillait à la hâte dans une maison à Goudermes : son corps et ses réflexes lui avaient appris que, lorsque la nuit tombe, il faut se couvrir et rentrer, car c’est le couvre-feu. Lors des premiers bombardements pendant la première guerre, en 1995, lorsque la famille avait dû fuir dans la panique, il avait dû laisser son petit camion de plastique rouge devant chez lui ; de retour après une absence de plusieurs semaines, il avait retrouvé son jouet, mais… brisé en deux par un obus. Sa sœur Makka devenait muette à chaque fois que les tirs survenaient tandis que Lioma avait, lui, perdu l’usage de la marche : ses jambes « refusaient » d’avancer. En 2007, nous revoyons Lioma qui s’est mis à écrire et a même gagné le concours de rédactions de son école, pour son récit Le Jouet d’une enfance brisée qui raconte l’histoire d’un enfant qui, en rentrant chez lui après des bombardements, retrouve son jouet préféré en morceaux. Il prend alors le jouet dans ses mains, ferme ses poings très serrés, et se met à courir, courir, courir. Quand il arrive au bout du monde, il se met à creuser avec précipitation, fébrilité. Il enfouit la guerre, au plus profond des entrailles de la Terre. « Pour que plus jamais les hommes ne la connaissent23. »

 

Référence papier – print   Humanitaire, 37 | 2014, 4-13.

Aude Merlin « Tchétchénie, enfances criblées par la guerre »

Référence électronique   http://humanitaire.revues.org/2887

Aude Merlin « Tchétchénie, enfances criblées par la guerre », Humanitaire 37 | 2014

mis en ligne le 19 mars 2014

Notes

Je ne veux pas dessiner la guerre. Dessins d’enfants tchétchènes, Médecins du Monde, Paris, 1998.

2 Polina Jerebtsova est issue d’une famille mixte. Petite-fille d’un intellectuel tchétchène, mais vivant avec sa mère qui est russe, elle ne se définit pas elle-même comme tchétchène. Polina Jerebtsova, Le Journal de Polina, Books Editions, France culture, 2013, traduit du russe par Véronique Patte, p. 53. Version originale : Dnevnik Poliny Zherebtsovoj, Detektiv Press, Moscou, 2011.

3  Médecins du Monde, Je ne veux pas dessiner la guerre, op. cit., p. 9.

4 Ibid., p. 17.

5 L’image du cochon ou du porc pour désigner les Russes est mobilisée dans différentes énonciations péjoratives, précisément pendant la guerre. Voir par exemple Silvia Serrano, Amandine Regamey, « Entre sauvagerie et barbarie : le corps de l’autre dans les représentations croisées russes et tchétchènes », « Corps politiques, cosmopolitismes, xviiie-xxie siècles », in Évelyne Grossman et Yannick Séïté (dir.), Textuel, n° 48, Paris, 2004, p. 191-212. Le recueil d’un témoignage en Ingouchie en mars 2000 auprès d’un jeune Tchétchène passé par un camp de filtration montrait à quel point l’investissement symbolique de la question religieuse touchait à l’intime. En posant du porc et de la vodka devant lui, le bourreau russe qui interrogeait ce jeune Tchétchène jouait sur la fibre paternelle pour l’amadouer et le provoquer. Village de Novye-Atchelouki, entretien avec Khizir, dans le cadre d’un reportage radio pour l’émission « Là-bas si j’y suis », France Inter.

6 Médecins du Monde, Je ne veux pas dessiner la guerre, op. cit., p. 37.

7 Eliza D., 19 janvier 2013. Il est étonnant de constater qu’Eliza D., qui a perdu une jambe en sautant sur une mine, ne fait pas mention de sa blessure durant l’entretien si on ne la sollicite pas sur cette question.

8  Observation personnelle, mars et juillet 2000, camps de réfugiés en Ingouchie.

9 Entretien avec Ramzan R., Bruxelles, le 20 janvier 2013. Ramzan R. est né en 1983. Il avait donc 11 ans quand la première guerre a éclaté, guerre dont il parle dans cet entretien. Au moment où il parle des durées des sifflements de roquettes, il siffle lui-même, imitant le son des différentes armes avec une précision saisissante.

10 Eliza D., entretien, Bruxelles, 19 janvier 2013.

11 Milana Terloeva, Danser sur les ruines. Une jeunesse tchétchène, Hachette Littératures, 2006, p. 67-68.

12  Éva Abdoul-Khadjieva, À mon fantôme, Paris, La Compagnie littéraire, 2012.

13 Médecins du Monde, Je ne veux pas dessiner la guerre, op. cit., p. 20.

14 Ibid., p. 12

15 Eliza D., entretien, Bruxelles, 20 janvier 2013.

16  Film de Nino Kirtadze, Il était une fois la Tchétchénie, 2000.

17 Eliza D., entretien, Bruxelles, 19 janvier 2013.

18 Observation, Argoun, décembre 2000.

19 Milana Terloeva, Danser sur les ruines. Une jeunesse tchétchène, op. cit., p. 72.

20 Éva Abdoul-Khadjieva, À mon fantôme, op. cit., p. 45.

21 Daymokh signifie en tchétchène, « le pays des pères », la patrie.

22  Film de Mylène Sauloy, Danse avec les ruines, 2002.

23 Voir Aude Merlin, « Retour à Grozny », in « Derrière les façades… la Tchétchénie, dans quel état ? », La Revue nouvelle, Bruxelles, décembre 2007, p. 21-29. Voir aussi dans ce même dossier Cendrine Labaume, « Les disparus ».