PÉDOPHILIE, SEXUALITÉ ET SOCIÉTÉ

Parmi toutes les déviances et violences sexuelles, la pédophilie est particulièrement dénoncée. La Justice est fréquemment saisie lorsqu’il s’agit des enfants et des traumatismes qu’il subissent ; la reconnaissance des droits des enfants est l’un des progrès indéniables de nos démocraties.

« Je suis venu vous parler pour essayer de vivre après ce qui m’est arrivé lorsque j’étais enfant ; et aussi parce que j’ai tellement peur que l’attirance que j’éprouve pour les petits qui ont l’âge que j’avais quand tout a commencé me pousse à commettre un acte que jamais je ne me pardonnerai. » Ces paroles d’un jeune homme, hanté par des cauchemars, qui se martèle la tête contre les murs et a des conduites d’automutilation proches du suicide, introduisent d’emblée au drame qu’est la pédophilie.

Le mot pédophile, issu du grec (pais, enfant, et phileo, aimer), signifie qui aime les enfants et désigne plus précisément l’individu qui éprouve et met en acte une attraction sexuelle pour les enfants, quel que soit son sexe. La pédophilie est considérée par l’Organisation Mondiale de la Santé comme un trouble de la préférence sexuelle ; nous verrons qu’elle englobe des typologies très différentes.

Dans les cas de pédophilie 1, la satisfaction, le plaisir sont obtenus par l’assujettissement, la domination ou/et la maltraitance de l’enfant. Le pédophile semble fixé à un stade infantile de son développement sexuel, comme s’il n’avait pu accéder à une sexualité génitale adulte ou que celle-ci ne le satisfasse que partiellement. Dans l’idéal, celle-ci est l’aboutissement d’une lente évolution et d’une construction psychique complexe, qui conduit le petit enfant avide de tous les plaisirs et de toutes les expériences de jouissance (le pervers polymorphe de Freud) à la découverte du plaisir sexuel adulte.

L’accession de chacun d’entre nous à la sexualité n’est pas une histoire simple : l’éducation et le passé familial, le hasard des rencontres, la découverte de la sexualité et de la différence des sexes, l’influence du milieu et de la société, se conjuguent avec ce qui constitue notre être propre, notre sensibilité, notre histoire individuelle et notre imaginaire, sans que l’on puisse toujours déterminer les facteurs conduisant à des déviances sexuelles. Savoir avec certitude pourquoi les différentes pulsions présentes chez l’enfant n’ont pu s’harmoniser à l’âge adulte est problématique et dépend de la capacité et du désir des personnes concernées à s’interroger sur elles-mêmes. Pour ce qui est des pédophiles, on constate très souvent qu’ils ont été eux-mêmes, étant enfants, victimes de la séduction d’un adulte, ce qui les a conduits à rester psychiquement fixés à cette période traumatique de leur vie.

Profils pédophiles

Les pédophiles sont difficiles à démasquer. La plupart du temps, leur comportement est dissimulé sous une normalité trompeuse. Certains d’entre eux sont totalement « clivés », leurs actes pédophiles constituant une sorte de domaine isolé, séparé du reste de leur vie. Lorsque le scandale éclate, il n’est pas rare que leurs connaissances, parfois même leur très proche famille, soient stupéfaites. D’autres, restés immatures sur le plan affectif et sexuel, sont exclusivement attirés par les enfants ; d’autres, enfin, inhibés dans leurs relations avec les adultes, notamment ceux du sexe opposé au leur, se tournent par défaut vers les enfants, qui leur servent de substitut. Certains revendiquent même leurs conduites sexuelles et les justifient sous couvert du droit au plaisir des enfants, d’éducation et d’épanouissement sexuels. Ainsi Jacques Dugué, « photographe » âgé de 65 ans, arrêté pour pédophilie en 2000, écrit-il dans une tribune de Libération : « Tous les garçons que j’ai connus m’ont aimé. Ils ont toujours aimé et voulu tout ce que nous avons fait ensemble… Ça ne leur fait aucun mal 2. »

Il y a pire encore, ceux qui se servent du corps des enfants comme de simples objets pour assouvir leurs pulsions les plus dépravées, pratiquent le tourisme sexuel, les utilisent dans des scénarios filmés, photographiés, pratiquent la peur, la torture, voire le meurtre, et/ou participent à des réseaux : l’affaire Dutroux, celle des disparues de l’Yonne, celle du cd-rom de Zandvoort (répertoire photographique d’origine néerlandaise contenant plus de 8 000 photos)3, le développement de la prostitution infantile, sont autant d’exemples posant crûment la question de l’existence de réseaux organisés, favorisés ces derniers temps et, avant que la législation ne soit plus sévère, par l’existence d’internet. Le démantèlement de tel ou tel d’entre eux dont la presse se fait régulièrement l’écho constitue bien une preuve pour ceux qui douteraient de leur existence.

La majorité des pédophiles sont des hommes ; le plus souvent il s’agit d’un proche parent (donc, de cas d’inceste) ou d’un familier avec lequel l’enfant ou un membre de sa famille a tissé des liens privilégiés. Les statistiques mentionnent peu de femmes pédophiles, mais les incestes mère-fils ou les conduites incestueuses sont loin d’être rares si l’on en croit des thérapeutes d’enfants4 ou certaines recherches5 et des faits divers récents selon lesquels le nombre des femmes pédophiles ne serait pas négligeable. Cette pédophilie féminine, moins violente, donc moins voyante, serait seulement mieux tolérée par la société. « Quand j’avais quinze ans, ma sœur aînée qui nous élevait, nous les petits, m’a fait coucher avec elle… Je ne connais rien de plus hideux que le sexe féminin », confie cet homme d’une quarantaine d’années qui lutte contre ses pulsions pédophiles.

Les pédophiles appartiennent à toutes les classes de la société, du diplomate au manutentionnaire, mais, le plus fréquemment, ils exercent un métier ou des activités les mettant en contact avec les enfants, que ce choix ait été délibéré ou inconscient : enseignants, éducateurs, magistrats, pédiatres, animateurs culturels ou sportifs, prêtres censés exercer un magistère spirituel… Abuser ainsi de l’autorité et de la confiance que leur confèrent leur rôle et la place qu’ils occupent auprès des enfants constitue d’ailleurs un facteur aggravant pris en compte par la loi.

Si les abus sexuels diffèrent en gravité depuis un climat, des regards, des attouchements, jusqu’à des viols caractérisés, des tortures, des meurtres, en passant par des exhibitions, des masturbations, des contacts buccaux, génitaux et anaux, des prises de photos ou de films, des projections de cassettes pornographiques, il s’agit dans tous les cas d’un acte de pouvoir d’un adulte sur un enfant : il s’en empare pour en faire l’objet de son plaisir et de sa jouissance, sans se soucier des dégâts psychiques qu’il provoque, que d’ailleurs il nie ou banalise très souvent, notamment quand est revendiqué l’éveil précoce de la sexualité chez l’enfant pré-pubère.

Les traumatismes subis

Avec la pédophilie, la sexualité fait irruption dans la vie de l’enfant à un moment où il n’est pas prêt psychiquement à la vivre — ce qui constitue pour lui un traumatisme. Stupéfaction, chaos, mort, néant, effraction impensable, irreprésentable… tels sont quelques-uns des mots qui qualifient ce trauma. Il s’agit d’un choc violent qui dépasse les forces de réaction et de compréhension de l’enfant, qui le déconstruit psychiquement, entraîne des réactions pathologiques et la mise en place de différents mécanismes de défense, dont, par exemple, la tentative de refoulement : le trauma ne peut être intégré au niveau conscient, mais subsiste souterrainement, de façon isolée, tout en continuant à parasiter silencieusement la vie du sujet. Ainsi s’explique le fait, généralement incompris, que le souvenir des abus sexuels réapparaisse des années après, le plus souvent au cours de thérapies ou lors de circonstances banales de la vie qui font brusquement ressurgir le passé. « Mon amie m’avait demandé de garder sa fille de 16 mois, dit cette jeune femme. Comme elle était sale, je l’ai changée et j’ai éprouvé une violente envie de la masturber… J’étais horrifiée par cette pensée… Et puis, tout à coup, une évidence… On m’a fait ça à moi ! On m’a fait ça à moi ! C’est pour ça que je ne supporte pas la pénétration, ni cette conne de gynéco qui me traite de mijaurée. »

On conçoit mieux comment, à partir d’un trauma, se constituent des personnalités « clivées » ou multiples : l’individu a mis totalement à l’écart certains aspects de son histoire et de lui-même ; il fonctionne comme s’il était deux, parfois même plusieurs personnes différentes ; c’est ainsi qu’il ne se reconnaît pas dans le comportement ou l’acte qu’on lui attribue.

Dans tous les cas, les agressions ou attouchements sexuels sont lourds de conséquences pour l’enfant, même s’il est difficile de généraliser : dans le domaine psychique, toutes les causes ne produisent pas les mêmes effets. Certains parviennent, par la suite, à faire œuvre créatrice, comme si leur souffrance et le trauma subi leur avaient servi de terreau : on pense à la notion de résilience défendue par Boris Cyrulnik dans Un merveilleux malheur6 : « Toute situation extrême, en tant que processus de destruction de la vie, renferme paradoxalement un potentiel de vie, précisément là où la vie s’était brisée… », à la condition essentielle, reconnaît-il, que l’épreuve ait pu être surmontée.

Or, plus la victime est jeune, ignorante de la sexualité adulte, dépourvue de mots pour formuler ce qui est survenu, plus grave est le traumatisme. On peut le déceler chez les tout jeunes enfants à partir d’une modification du comportement : masturbation compulsive, régressions dans le développement, énurésie, encoprésie, troubles du langage et de l’alimentation… Lorsqu’il est plus âgé, l’enfant adopte souvent une attitude de provocation sexuelle surprenante et déplacée envers ses pairs ou des adultes : « La séduction fait de l’enfant un objet sexuel prématuré, et lui apprend à connaître, dans des conditions impressionnantes, la satisfaction de la zone génitale ; l’enfant sera poussé le plus souvent à renouveler ces impressions par la pratique de l’onanisme », écrira Freud7. A l’adolescence, ou devenu adulte, s’il n’a pu évoquer en leur temps les abus dont il a été victime, il risque de souffrir de boulimie, d’anorexie, de troubles de l’identité sexuelle, de frigidité, de stérilité, d’impuissance, de nymphomanie, de voyeurisme, de difficultés à accepter la maternité ou la paternité, etc.

Les ravages de la séduction

Lorsque l’enfant a été violenté physiquement, les dégâts psychiques sont parfois moins graves : il peut alors se révolter contre qui l’a fait souffrir. Mais lorsqu’il s’agit d’adultes plus ou moins proches, ou d’adolescents plus âgés que lui, jouissant de prestige, familiers, ayant autorité sur lui et qui s’appuient sur les relations tendres entre eux, la trahison de la confiance accroît les troubles psychiques. Dans un article célèbre et toujours actuel, si justement appelé « la confusion des langues entre les adultes et les enfants », Ferenczi décrit cette inadéquation psychique entre l’adulte et l’enfant : « Elles [les séductions incestueuses] se produisent ainsi. Un adulte et un enfant s’aiment ; l’enfant a des fantasmes ludiques, comme de jouer un rôle maternel à l’égard de l’adulte. Ce jeu peut prendre une forme érotique, mais il reste pourtant toujours au niveau de la tendresse. Il n’en est pas de même chez les adultes… Ils confondent les jeux des enfants avec les désirs d’une personne ayant atteint la maturité sexuelle, et se laissent entraîner à des actes sexuels sans penser aux conséquences… De véritables viols de fillettes, à peine sorties de la première enfance, des rapports sexuels entre des femmes mûres et des jeunes garçons, ainsi que des actes sexuels imposés, à caractère homosexuel, sont fréquents 8. » Une jeune femme qui n’avait pas encore vécu de relations sexuelles avec un homme a pu dire : « Mon père était très doux. Il s’allongeait le soir contre moi pour m’endormir. Il me caressait très tendrement… Bien plus tard, en thérapie, j’ai pu lui en parler. Il n’a pas nié. Il a été très mal. Ma mère, elle, n’a jamais voulu y croire… je fabulais. »

L’identification à l’agresseur est l’une des conséquences les plus terrifiantes de ces abus sexuels, et c’est encore à Ferenczi que revient le mérite d’avoir décrit ce mécanisme qui transforme les anciennes victimes en agresseurs potentiels : « Si l’enfant se remet d’une telle agression, il en ressent une énorme confusion : à vrai dire, il est déjà “clivé”, à la fois innocent et coupable, et sa confiance dans le témoignage de ses propres sens est brisée… La personnalité encore faiblement développée réagit au brusque déplaisir, non par la défense, mais par l’identification anxieuse et l’introjection de celui qui la menace ou l’agresse 9. » Ainsi se constitue trop souvent une transmission tragique : le même individu porte une double souffrance, celle vécue hier, enfant ; celle qu’aujourd’hui, adulte, il inflige à un nouvel enfant : séduit, il devient séducteur. On sait combien cette chaîne de répétition sinistre est fréquente parmi les individus condamnés pour inceste ou pédophilie.

Contrairement à ce que l’on croit, les patients n’évoquent pas facilement la séduction dont ils ont été victimes dans leur jeune âge, et dont ils gardent une forte et complexe culpabilité, une disposition à se mettre en situation d’objet face à autrui. De ce fait, ils éprouvent une grande difficulté à s’affirmer par des actes, comme s’ils restaient enclos dans la position passive qui fut la leur. Il leur faut beaucoup de temps, parfois des années, pour en parler. Certains ont déjà été en analyse ou en thérapie sans avoir abordé le sujet, se contentant de le contourner, en espérant confusément que le « psy » devinerait leur secret.

L’enfermement du silence

Diverses raisons, isolées ou cumulatives, expliquent un silence si difficile à briser : un refoulement partiellement réussi ; la peur de ne pas être cru ; le refus de repenser à l’innommable ; la protection du séducteur ; la honte, la culpabilité parce que cette séduction répondait à un fantasme inconscient ; parfois l’impardonnable plaisir éprouvé au moment des faits ; ou les conduites déviantes qui ont découlé de cette découverte trop précoce du plaisir sexuel. Comme ce jeune homme : « Mes seuls souvenirs de bonheur sexuel, c’est à dix ans, avec le meilleur ami d’un de mes frères. Ça m’a bousillé. J’ai tout fait : la drogue, l’alcool, la prostitution… Faire l’amour avec une femme, je trouve ça chiant. »

Contre son gré, l’ancienne victime conserve une attitude identique dans tous les champs relationnels : difficulté à s’affirmer vis-à-vis de l’autre, acceptation de la manipulation, soumission passive. On continue à abuser de lui ou d’elle ; il ou elle persiste à tenter de satisfaire l’autre dont le désir reste prééminent par rapport au sien, évanoui, aboli. Cette jeune femme, victime d’attouchements sexuels dans l’enfance : « Je me suis fait une fois de plus humilier par mon patron. Il y prend du plaisir, mais c’est plus fort que moi, je ne peux m’opposer à lui. » Quand, soumis depuis l’enfance à tous ceux qui ont occupé sans le savoir la place du premier séducteur, les uns ou les autres parviennent à se libérer de leur culpabilité, quand ils s’autorisent à percevoir leur propre désir, se sentent prêts à faire entendre leur voix et à refuser la loi de l’autre, comme par hasard, ils ne rencontrent plus de tels abus. Ils ont en quelque sorte acquis une nouvelle position psychique leur permettant de résister au désir de l’autre. Sans que rien n’ait été formulé, celui-ci sent qu’il a désormais perdu son pouvoir.

Il n’est pas rare non plus de déceler les traces d’histoires passées, celles des parents ou des grands-parents ; histoires tues, jalousement gardées secrètes pour, entre autres, épargner la génération suivante, alors que ce silence agit, conditionne attitudes et paroles, et se révèle beaucoup plus pathogène que la reconnaissance de la vérité et du tort subi. Ainsi cette femme, proche de la quarantaine, qui depuis toujours s’interrogeait sur sa mère : « Enfin, elle a pu me parler. De sa puberté à son mariage, elle a été violée par son frère aîné… Des choses incompréhensibles s’éclairent !… Comme je comprends mieux ta folie, ma mère ! Et celle où tu m’as mise !… »

Le choc de faits divers comme l’affaire Dutroux, les procès de différents cas de pédophilie mettant en cause des instituteurs ou des prêtres, la publication de témoignages, de même que la loi de 1998 renforçant la protection des mineurs, sont autant de facteurs qui ont favorisé la levée progressive du silence. Mieux écoutées aujourd’hui, les victimes hésitent moins à s’exprimer ; les mères, plus attentives, s’inquiètent de certains symptômes relevés sur leurs enfants ; avec, parfois, des effets pervers, comme dans le cas de certains divorces où la mère tente de manipuler son enfant pour en obtenir la garde exclusive ou pour se venger de son ancien compagnon. Les cas, dans la réalité, ne semblent guère fréquents ; et, désormais, les tribunaux, mieux avertis, prêtent une plus grande attention à la parole de l’enfant, via les psychologues spécialisés.

La responsabilité des adultes

Plus encore que l’augmentation des chiffres officiels des agressions sexuelles 10, c’est leur changement de nature qui inquiète : les abus sexuels entre mineurs, qui ont triplé entre 1994 et 1999 ; l’apparition des « tournantes », ces viols collectifs commis par des adolescents ou de jeunes hommes sur des jeunes filles ; et la vulgarisation du porno. Selon Libération (n° du 23 mai 2002), tous milieux confondus : à l’âge de 10-11 ans un enfant sur deux aurait vu des films porno ; les jeunes en visionneraient facilement un ou deux par semaine ; et les filles, d’abord réticentes, deviendraient à leur tour « pornophiles ». Cette imprégnation par le hard et les violences sexuelles dont les jeunes femmes sont victimes risquent d’entraîner, outre des séquelles d’ordre strictement sexuel, une dégradation durable des relations entre les sexes, enfermés dans une méconnaissance de ce qu’ils sont réellement et de ce qu’ils recherchent dans la rencontre avec l’autre.

Nous voici, apparemment, bien loin de la pédophilie. Est-ce si sûr ? S’il est, hélas, évident que celle-ci existera toujours, on peut valablement se demander si l’augmentation des cas n’est pas liée à certaines caractéristiques de notre société. On semble découvrir avec indignation la violence sexuelle des adolescents. Scandale ! Dire que ce sont nos enfants ! Vite, cherchons un bouc émissaire ! Vite, recourons à l’Etat et modifions la loi ! Pourquoi, d’abord, ne pas nous interroger sur nous-mêmes ? Dans quelle mesure ne participons-nous pas à cette ambiance hypersexualisée où le sexe est mis à nu, exhibé, banalisé ?

Nombre d’adultes semblent pris au vertige de leur propre enfance ; ils refusent de grandir et adoptent des comportements régressifs. Cette tendance, manifeste depuis quelque temps déjà, semble s’accentuer au point d’attirer l’attention des sociologues et que se crée un mot nouveau : « les adulescents ». On est frappé par certains traits qui révèlent une infantilisation assez générale : l’impatience, le résultat immédiat, le désir réalisé tout de suite ; le déni de la réalité et des résistances, le refus de la complexité des choses et du vieillissement ; la primauté de l’émotionnel et de l’affectif sur le raisonnement… Bref, un adulte plus proche de l’enfance que de son âge propre, narcissique, impudique — rêvant de raconter sa vie à la télévision — et pulsionnel.

Comment des adultes infantiles ou infantilisés peuvent-ils assumer le rôle de parents ? A vrai dire, ils paraissent coincés entre leur difficulté à quitter le monde de l’enfance et de la jouissance immédiate et celle d’assumer, avec une exigence accrue par rapport aux générations précédentes, des responsabilités parentales. Jamais les parents n’ont autant sollicité de conseils pour éduquer leurs enfants ; ils se montrent souvent incapables de prendre seuls des décisions apparemment simples : redoublement, permissions de sorties, choix d’activités péri-scolaires, relation avec le parent divorcé…

Sûrement plus soucieux que jadis de l’épanouissement de leur progéniture, ils n’osent guère faire preuve d’autorité et poser des interdits, comme si tout affrontement mettait leur amour en péril. Cette crainte — la perte d’amour, qui renvoie également à leur position infantile — les met dans une position de faiblesse pouvant aller jusqu’à une véritable soumission à leurs enfants, dont ils acceptent l’insolence, voire la maltraitance. Le parent apparaît plus dépendant, affectivement, de l’enfant dont il sollicite l’avis, qu’il met dans la confidence de ce qui concerne sa propre vie. Trop souvent la relation semble s’inverser et l’enfant faire la loi. Lorsque le parent ne se pose plus en référence, les repères générationnels se brouillent ; rien ne vient marquer la coupure ; on est dans la confusion.

 

L’enfant, notre « égal paradoxal »

Il est vrai que les relations adultes-enfants, parents-enfants, qu’on se plaît à idéaliser, sont bien plus complexes qu’il n’y paraît. Tout enfant, à commencer par le nôtre, inséparable de notre moi le plus intime, reste pourtant cet « étranger absolu11 » sur lequel nous projetons, dans le plus grand désordre, les souvenirs de notre propre enfance, nos espoirs, nos fantasmes ; vis-à-vis duquel nous éprouvons une épuisante ambivalence de sentiments, de l’amour le plus absolu à la haine la plus secrète ; avec lequel nous avons grand mal à établir la bonne distance. Souvent, sous la sollicitude et l’amour idéalisé, gît une hostilité souterraine ou des désirs inavouables (combien de pédophiles se cachent parmi les zélés croisés de la cause enfantine ?) ! Ainsi que le constatent bien des thérapeutes12, l’enfant qui subit sévices et maltraitance n’existe pas pour lui-même : il est à la fois un rêve idéalisé dont le deuil est impossible, un fantôme surgi du passé parental, un objet manipulé et manipulable. Cet amour/haine se rejoue sur le plan de la société : d’un côté, on idéalise l’enfant, foncièrement bon, innocent et victime, bouc émissaire de la violence des adultes ; de l’autre, on refuse de lui reconnaître une spécificité quelconque, on veut le soumettre aux mêmes normes que les adultes.

Au terme de cette réflexion, on s’interroge : Que faire ? Plusieurs pistes s’offrent à nous : ne pas rester passif ; balayer devant notre porte ; ne pas rejeter sur d’autres — la société, l’Etat, les institutions, les « psy » — ce qui relève de nous-même13. L’enfant, « notre égal paradoxal », selon la belle formule d’Alain Renaut14, à la fois notre semblable et être encore inachevé, a un besoin absolu de nous, adultes, pour être éduqué et advenir à lui-même. La relation parent/enfant ne va pas de soi : elle passe par la parole, des échanges, la confrontation, le risque assumé de ruptures momentanées. Elle exige des parents qu’ils osent transmettre ce qui constitue leurs valeurs fondamentales, ce à quoi ils font référence au plus profond d’eux-mêmes pour étayer leur propre vie. Elle requiert un sursaut : que nous cessions d’abandonner une partie de notre liberté et de notre responsabilité individuelle aux bras caressants et étouffants de l’Etat-Mère dénoncé récemment par Michel Schneider 15.

Il serait trop tentant de s’en remettre à lui pour tout, de le laisser légiférer ou de lui demander de le faire dans tous les domaines, et plus particulièrement dans celui de la sexualité. Certes, il n’est pas question ici de remettre en cause la loi de 1998 sur la prévention et la répression des infractions sexuelles, ni sur la protection des mineurs, mais on peut s’interroger — comme certains ne manquent pas de le faire 16 — sur l’extension récente de la loi sur le harcèlement, sur les projets de réglementation de la prostitution, sur le fait que la France soit, en Europe, le pays où, en matière d’agressions sexuelles, les peines sont les plus nombreuses et les plus longues.

Réduire la violence sexuelle, limiter l’étalage d’une pornographie révoltante, certes ! Mais rêver d’une sexualité sage, ordonnée, codifiée, c’est aller à l’encontre de ce qui nous constitue en tant qu’hommes et femmes, en tant qu’êtres de liberté et de différence. Ce serait prendre le risque de réduire la sexualité au sexe dans sa pure anatomie, en oubliant que, dans la sexualité, s’opère la mystérieuse alchimie, l’alliage tendu entre notre esprit et notre corps — lieu unique de la plus intime relation à l’autre.

https://www.revue-etudes.com/article/pedophilie-sexualite-et-societe-659

Cécile Sales

Revues – ÉTUDES

Numéro de Janvier 2003

Note

  1. Ni la pédophilie, ni l’inceste ne figurent dans le code civil ou pénal. Le droit français traite seulement des agressions sexuelles définies comme « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise », la pédophilie étant considérée comme une agression sexuelle aggravée, car perpétrée par une personne ayant autorité.
  2. Cité dans Le Livre de la honte. Les réseaux pédophiles, de Laurence Beneux et Serge Garde, Le Cherche-Midi éditeur, 2001, 244 pages.
  3. Cf. Le Livre de la honte, op. cit.
  4. Cf. L’Enfant violenté. Les mauvais traitements de l’inceste, de Michelle Rouyer et Marie Drouet ; Païdos-Le Centurion, 1986, 248 pages.
  5. Dr David Miller, in Le Drame de la pédophilie, de Liliane Binard et Jean-Luc Clouard, Albin Michel, 1997, 260 pages.
  6. Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 1996, 238 pages.
  7. Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Idées/Gallimard, 190 pages.
  8. Sandor Ferenczi, Psychanalyse IV (1927-1933), Payot, 1990.
  9. Sandor Ferenczi, op. cit.
  10. En 1999, les données du ministère de l’Intérieur font état de 13 000 agressions sexuelles, dont un tiers de viols ; au 1er janvier 2001, le quart de la population pénale, soit 7 101 détenus, subissait une peine prononcée pour viol ou agression sexuelle ; le nombre de condamnations pour viol a augmenté de plus de 70 % entre 1984 et 1997.
  11. Rémi Puyuelo, L’Enfant du jour, l’enfant de la nuit, Delachaux et Nieslé, 2002, 320 pages.
  12. L’Enfant violenté, op. cit.
  13. Le service information et communication de la Conférence des évêques de France a publié récemment un excellent opuscule : « Lutter contre la pédophilie ».
  14. Alain Renaut, La Libération des enfants, Bayard/ Calmann-Lévy, 2002, 396 pages.
  15. Michel Schneider, Big Mother. Psychopathologie de la vie politique, Odile Jacob, 2002, 336 pages.
  16. Citons, dans le désordre, les prises de position dans la presse de : Odon Vallet, Marcela Iacub et Patrice Maniglier, Michel Schneider, et d’autres…