« Ma vie à UNHCR… »
1 – La plupart du temps, le monde humanitaire est raconté par ceux qui le « font », les expatriés d’organisations non gouvernementales, les experts et en tout cas par des adultes. Il m’a semblé ici intéressant de tenter une approche différente en adoptant un point de vue singulier : celui d’un enfant de 10 ans vivant dans un camp de réfugiés, et dont la vie est rythmée par l’action humanitaire. Une façon de raconter le réel par la fiction…
2 – « La première chose que je peux vous dire, c’est que je m’appelle Adou, mais tout le monde m’appelle Doudou. Je vis dans cette grande ville africaine depuis quatre ans bientôt. Enfin, ce n’est pas vraiment une ville, c’est ce qu’ils appellent un camp de réfugiés. C’est comme une ville, sauf qu’il n’y a pas de toits sur les maisons mais des toiles en plastique et qu’il y a des panneaux UNHCR partout.
3 – « À “Unhcr”, ce que j’aime beaucoup c’est qu’il y a des camions. D’énormes camions avec de grosses lettres colorées en bleu ou en vert sur les côtés. Ça va vous étonner, mais je sais lire. C’est une Française qui m’a appris à mon arrivée, quand j’avais à peu près 6 ou 7 ans. On n’avait pas de livres, mais elle écrivait sur une feuille et quand j’ai eu bien compris toutes les lettres de l’alphabet, on a lu toutes les notices de tous les médicaments qui traînaient dans le centre de santé. Maintenant, je connais des mots supercompliqués comme paracétamol ou antiseptique que je n’utilise jamais, sauf pour rigoler un peu quand un nouveau arrive ; je lui dis « antibiotique » juste pour voir sa tête.
4 – « Évidemment, elle est partie Juliette, comme tous les autres qui passent ici. Ils restent un mois, parfois six, rarement plus d’un an et ensuite, ils s’en vont dans leur pays, en Europe ou aux États-Unis. D’habitude, je m’en fiche, mais là, j’étais déçu. Un jour, Juliette a sorti son ordinateur et, je ne sais pas comment c’est possible, ses neveux sont apparus dans une petite fenêtre. Ils avaient le même âge que moi mais ils étaient de l’autre côté du monde, en France. Vous me croirez si vous voudrez mais ils m’ont dit que leur père était maçon et qu’il construisait des maisons de plus de dix mètres de haut ! Je crois qu’ils ont surtout dit ça pour m’épater…
5- « Mon père à moi est le chef de la zone B, et on habite juste derrière le terrain carré où on fait l’école. Moi, je n’y vais pas parce que je n’aime pas ça, rester assis pendant tout l’après midi alors que tout le monde va et vient autour de nous : c’est qu’il y en du monde par ici !
6 – « Vers sept heures du matin, ce sont les MSF qui arrivent les premiers, ensuite viennent les CICR et puis, dans le même camion souvent, les ACF, les MDM et les ASF. Je sais, on a du mal à s’y retrouver ; même moi qui connais tous les sigles par cœur… Avant, je récupérais tous leurs tee-shirts pour faire une collection, mais je les ai échangés contre des cigarettes. Pas pour moi, non, rigolez pas. Pour ma sœur Yana. Les cigarettes, je les échangeais à l’infirmier de la zone A contre du Pepsi ou du Fanta. Yana adorait ça.
7 – « Vers dix heures, c’est le tour des officiels du PAM. C’est facile de les reconnaître car ils ont des ficelles avec des pochettes plastiques autour du cou. Au début, je croyais qu’ils mettaient la photo de leur femme dedans comme souvenir, mais en fait non, c’est seulement leur photo à eux et leur nom. Ça leur sert à aller et venir au cas où ils se perdent. Comme ça, quelqu’un pourra les ramener à leur camion. Nous on ne peut pas trop sortir… Mais de toute façon, pour aller où ? On a déjà eu assez de mal à arriver jusque là.
8 – « Je préfère rester ici et jouer au foot avec Weke et les autres. Parfois, des pick-up plein d’hommes armés en treillis passent en voiture et crient au passage. On ne sait pas trop si c’est pour nous encourager ou pour nous impressionner, mais nous, on fait semblant de pas les voir pour pas avoir de problèmes avec eux. On a l’habitude. Non, le vrai souci c’est surtout de trouver de l’eau parce qu’on joue jusqu’à transpirer comme des fous ! Il fait plus de quarante cinq degrés et la citerne au bout de notre allée est percée. On doit aller à l’autre bout d’Unhcr pour en chercher, mais évidemment il n’y a pas assez d’eau pour tout le monde et nous, on passe en dernier.
9 – « Tous les jeudis, je passe à la distribution de vivres prendre des petits sachets avec des gâteaux sucrés. Le problème, c’est qu’ils ne veulent pas t’en donner si tu ne viens pas avec ta mère, mais je sais exactement où il faut se mettre pour récupérer ceux qui tombent : sous la roue avant droite du camion. Là, si vous restez bien tranquille, il y a toujours quelques petits paquets dorés qui arrivent jusqu’à vos pieds. Avant, j’en prenais deux ou trois et je filais voir Yana à l’hôpital.
10 – « Il faut que je vous dise qu’au début, Yana était à la maison mais très vite ma mère a dit qu’elle était malade et que si elle restait là, tout le monde allait être malade aussi. Alors elle a été transportée à l’hôpital. Le grand à la blouse blanche nous a dit « choléra » et j’ai su tout de suite que c’était grave et que ma Yana n’allait pas rentrer. Je le connais depuis longtemps ce mot. Mais j’ai quand même voulu y croire parce que Yana disait que ça allait. En fait, elle disait ça pour ne pas m’inquiéter.
11 – « Au centre de santé, Yana était allongée sur une natte et autour d’elle tout le monde était malade. Normalement, je n’avais pas le droit de venir la voir mais ils m’ont laissé parce que j’ai dit au grand à la blouse blanche que s’il ne me laissait pas, j’allais me tuer. J’en avais pas l’intention, mais c’était la seule façon. J’ai bien vu sur sa tête que j’avais touché juste : lui, il venait pour nous sauver, alors il voulait pas être responsable de ma mort. Il a haussé les épaules et il m’a dit de faire comme je voulais. Alors je suis venu tous les jours…
12 – « Le jeudi avec les gâteaux, Yana, elle souriait et c’était la fête ! Elle donnait les petits paquets dorés aux autres gens autour d’elle et tout le monde était content quelques minutes. Petit à petit, j’ai échangé tous les tee-shirts pour le Fanta et je n’en ai eu plus qu’un. C’était mon préféré, celui avec des étoiles dessus. J’ai voulu l’échanger au marché contre une vieille radio. Avant, elle adorait danser, Yana, mais ce n’était pas assez un seul tee-shirt. Il en voulait cinq le vendeur. J’ai dit non et je l’ai apporté à ma sœur. Elle l’a mis pour me faire plaisir et on a chanté tous les deux pour faire comme si on avait la radio. On a ri et puis Yana s’est mise à tousser et à chanter de moins en moins fort. C’est là qu’elle s’est endormie, le visage au milieu des étoiles. Son corps ne bougeait plus et personne ne l’a remarqué jusqu’à ce que le grand à la blouse blanche vienne lui toucher le poignet. Il m’a regardé sans parler et c’est là que j’ai su. D’habitude, il disait toujours des mots comme s’il était important, mais là il ne trouvait rien à dire. J’ai rien dit non plus et je suis sorti.
13 – « J’ai voulu aller en parler à Weke mais il jouait avec son frère. Personne ne m’entendait, alors je suis monté sur le toit du camion le plus gros du camp et je me suis mis à hurler « YannAaaahhh !» très fort jusqu’à ce que tout le monde s’arrête. J’aurais voulu que plus personne ne bouge jamais, j’aurais voulu arrêter le monde et leur dire à tous que ce n’était pas juste, que ma sœur c’était la personne la plus douce de tout Unhcr et leur demander des explications à tous ceux là qui me regardaient : pourquoi c’était elle qui devait mourir ?
14 – « En fait, c’est plutôt tout le monde qui m’a arrêté : ils se sont tous précipités sur le toit pour me faire descendre et c’est mon père qui m’a récupéré en bas du véhicule. Il n’était pas encore au courant alors il m’a demandé pourquoi j’avais fait ça, mais je n’ai pas eu le temps de répondre. Autour de lui, tout le monde avait des réponses pour moi et ils se sont tous disputés. J’en ai profité pour partir en courant : je ne voulais plus entendre tous ces gens. Je voulais me réfugier sur la natte de Yana à l’hôpital pour être encore un peu avec elle, mais on avait déjà mis une autre personne dessus. Ça m’a arrêté net. Je suis ressorti et j’ai couru droit devant moi. J’ai traversé le camp, je suis sorti et je suis monté sur la colline qui dominait la plaine. De là haut, Unhcr était tout petit. C’était comme des carrés noirs et blancs qui étaient les uns dans les autres avec des formes bizarres. Plus je pleurais et plus les formes se mélangeaient.
15 – « Je me suis assis et j’ai pensé très fort à ce mot que Juliette disait toujours et essayait de me faire comprendre : « demain ». Mon père dit que ce mot n’existe pas dans notre langue et que je dois déjà m’occuper chaque jour de faire tout ce que j’ai à faire. J’ai pensé à ce mot tout l’après midi et puis quand j’ai eu fini, je suis redescendu.
16 – « Quand je suis arrivé ici, j’étais encore triste, mais j’ai vu mon père un peu plus loin et ma mère qui pleurait dans ses bras. Alors, j’ai préféré tout garder à l’intérieur. Je suis allé retrouver Weke et les autres et on a fait une partie de foot.
17 – « Voilà, c’est ça la vie humanitaire. Vous voyez : rien de bien différent de toutes les vies, si ? »
Référence
Agnès Bidaud, « « Ma vie à UNHCR… »
Humanitaire 21 | Avril 2009
http://humanitaire.revues.org/105