Lettre à
L’histoire de la souffrance des enfants se répète comme une mauvaise farce faite à l’enfance
Marcel Conche – Philosophe
La Maisonneuve
Monsieur,
L’histoire de la souffrance des enfants se répète comme une mauvaise farce faite à l’enfance, dans une continuité d’évènements. Comme vous l’écrivez, on est devant quelque chose d’absolu» — un «absolu» qui est un mal.
C’est au cours d’une belle journée d’été à la fin des années soixante-dix, du haut de mes douze — treize ans, je demandais à mon grand-oncle Jean, pourquoi il avait des numéros sur l’avant-bras, l’écriture semblait enfantine ; il me raconta sa déportation au cœur de l’Allemagne, puis me dit : « je suis depuis quelques jours à Buchenwald, je vois des enfants (long silence, ses yeux laissent échapper des larmes) je dis à haute voix : pourquoi les enfants, pourquoi les enfants ? ». Depuis ce jour cette question m’habite cherchant une réponse dans des livres, films, témoignages… jusqu’à celle faite à Primo Levi par un soldat SS à Auschwitz « Hier er ist kein warum » « Ici il n’y a pas de pourquoi » ; cette réponse semble être le fruit de l’abstraction de l’idéologie nazie.
Aujourd’hui encore l’abstraction est un élément de langage oscillant entre simplification et manichéisme ; les souffrances humaines y deviennent un mal nécessaire et celle des enfants une forme d’habitude et lorsqu’on s’habitue on oublie. Oublie ou dénie, tandis que des enfants souffrent de guerre, d’abus, d’esclavage… d’autre au nom du progrès, de la liberté, vont naitre modifiés, modifiant ce que l’espèce humaine a de plus précieux, son capital génétique.
Selon Dostoïevski, « c’est à sa capacité d’apporter la justification des souffrances d’enfants que toute théodicée doit être jugée. Mais ne serait-elle pas injustifiable par nature ? » Après les exterminations en Amérique, Afrique, Arménie, Ukraine, la Shoah nous a fait franchir un point de bascule, un pic d’inhumanité, amorçant une chute de civilisation qui va de pause, en accélération ; depuis les enfants ont continué d’être victimes parmi les victimes : au Japon, Viet Nam, Angleterre, Espagne, Argentine, La Réunion, Biafra, Cambodge, Rwanda, Tchétchénie, Soudan, Syrie… À chaque fois quelque chose dépasse en valeur la vie des enfants, mais quoi ?
« Pourquoi privilégier les souffrances des enfants ? Les adultes n’en connaissent-ils pas d’aussi atroce ? « Quel poids dans la balance de l’humanité, si l’on soupèse cinq millions d’adultes face aux un million cinq d’enfants de l’Holocauste, la balance penche toujours du même côté. « Mais le génocide est dans sa définition une guerre totale délibérément livrée jusqu’au dernier enfant pourtant legénocide ne fait pas « que » tenter d’exterminer les enfants. Il attaque les fondements les plus intimes d’où se soutient la Civilisation ». Ainsi en maltraitant, tuant l’enfant on réduit ce qui fonde en nous l’humain.
L’idéologie nazie reposait sur la sélection, orchestrée par une procédure de reconnaissance, finissant dans les chambres à gaz d’hôpitaux ou de camp. «L’allusion à la « selektionrampes » d’Auschwitz n’est pas (non plus) de mauvaise foi, mais touche le fond du problème. Auschwitz a été le summum extrême des « procédures de reconnaissance » des droits de l’homme occidentaux. Après l’eugénisme d’état des nazis, aujourd’hui l’eugénisme moderne, démocratique et mou passe par la sélection de l’embryon. Dans un futur proche des bébés naitront génétiquement modifiés afin de satisfaire des préférences physiques, comportementales, ou d’intelligence pour un parent, une organisation, un état. « L’enfant sur commande devient un objet et non un sujet, il annonce la médicalisation exacerbée des survivants du tamis génétique, la normalisation des sociétés et leur virage autoritaire ». Tandis que certains s’appuient sur le progrès, d’autres partisans de telle pratique invoquent la liberté – celle de la science et celle des parents qui ont le droit de choisir un enfant « amélioré ».
Jürgen Habermas lui retourne cet argument contre. Son raisonnement ? « La continuité du moi, condition nécessaire pour une conscience de sa liberté et de ses responsabilités, ne peut exister que si la personne se sent dans son propre corps comme à la maison. Elle ne doit donc pas découvrir qu’une partie de cette maison a été façonnée sciemment sans son acquiescement ».
« Pourquoi les enfants ? », j’ai entrepris d’écrire un roman, sur la souffrance des enfants ; mon enfance fut heureuse, pourtant cette question se répète en moi, comme une exclamation silencieuse ! Comme le cri d’enfant que l’on n’entend plus, tellement, ils sont nombreux. Par cette lettre, je voulais vous remercier, vous avez su abstraire ce « mal absolu » des souffrances humaines, cela m’a permis de préciser le sujet de mon livre, puis au fur et à mesure que je revenais sur vos textes, mon roman, cette lettre, une idée a émergé afin de prolonger votre pensée, ouvrir un débat sur la souffrance des enfants. Mais comment l’abstraire de la souffrance humaine, la rendre « prioritaire » aux yeux d’adultes.
Peut-être nous faut-il passer par l’abstraction, au sens où Alain l’avait définie : « une simplification, en présence de l’objet concret infiniment complexe et perpétuellement changeant, simplification qui nous est imposée, soit par les nécessités de l’action, soit par les exigences de l’entendement, et qui consiste à considérer un élément de l’objet comme isolé, alors que rien n’est isolable, et comme constant alors que rien n’est au repos. »
Abstraire, isoler la souffrance des enfants de l’immensité des souffrances humaines, pour la rendre nécessitée aux yeux de chacun ; révolution — mutation — éducation, cela semble l’évolution la plus difficile, car ce qui ne nous touche pas ne nous mobilise pas et pourtant chaque enfant qui souffre devrait nous renvoyer à notre origine « l’enfance » heureuse ou malheureuse !? Il semble ne pas y avoir de solution.
Domination, sélection de l’enfance, les souffrances passées, actuelles ou futures des enfants posent la question de la lente dislocation du contrat social. Les massacres des familles syriennes n’en sont que plus criants, les enfants sont encore en première ligne, bombardés, gazés, tués…
Il est nécessaire de partager les représentations de ce « mal absolu » trop dispersées sur le papier, les flux web (média, vidéo, audio), trop éloignées de nos consciences, afin de créer une assemblée de voix, de pensées, et faire émerger un vrai débat sur la situation de l’enfance et de la jeunesse. Rassembler culture, pensée, modernité pour préserver l’enfance.
Dans un premier temps, assembler textes, enquêtes, initiatives de références sur une nouvelle forme de « Web_Agora_Média » www.theabstraction.org. La finalité, mettre en concordance histoire, philosophie, sociologie, littérature, science, droit, médecine… Dans un second temps, par synthèse, abstraction poser les prémisses d’un débat par un appel collectif. Ainsi placer au centre de priorité sociale, politique, économique, la souffrance des enfants, et donner naissance à un nouveau consensus social.
Nous avons conscience que cette initiative semble ambitieuse, mais une nécessité nous porte, amorcer un cycle ou l’enfant puisse devenir un adulte non violent porteur d’empathie. La finalité semble si simple « protéger les enfants », il suffirait qu’une majorité d’adultes se mette à hauteur d’enfant.
Nous sommes en phase de recherche. Nous souhaiterions vous demander l’autorisation pour la mise en ligne de vos textes ; à titre d’essai vous trouverez votre entretien sur la souffrance des enfants (27) avec Lucile Laveggi dans « Vivre et philosopher » et LXXV Mal absolu « Noms. Journal étrange III ». Nous souhaiterions ajouter vos deux textes fondateurs d’« Orientation Philosophique ».
Peut-être avez-vous connaissance d’autre écrit de référence, nous serions heureux de les intégrer afin de prolonger le débat que vous avez ouvert.
Nous laisserons le dernier mot à Pablo Neruda : l’enfant qui ne joue pas n’est pas un enfant.
Belle journée
Robin E. Person
Risette, le 21 avril 2017
Gérard Mendel dans son livre « pour décoloniser l’enfant » s’essayait à des hypothèses « Le consensus social traditionnel, fondé sur l’autorité se désagrège. Le relaiera (soit) un consensus .. /.. Fondé sur le conflit non plus occulté, mais reconnu, assumer, institutionnalisé, valorisé. (Soit) un nouvel ordre qui serait une barbarie technologique../.. Assurant sa domination grâce à une police disposant de toutes les informations nécessaires, fichées sur ordinateurs, concernant les citoyens constamment surveillés. Voilà peut – être un début de réflexion, qui pourrait ouvrir un débat !
Marcel Conche — Primo Levi — Robert Kurtz — Jacques Testart — Jürgen Habermas — Pablo Neruda — Gérard Mendel
Réponse de Marcel Conche
Altillac 5 mai 2017
Cher monsieur,
« Pourquoi des enfants ? » Votre belle lettre, avec vos analyses, me trouve en parfait accord avec votre façon de voir, sur tous les aspects du sujet, et je m’en réjouis.
Malheureusement l’état de mes yeux me rend difficile de lire (..) et d’écrire. Je ne peux répondre longuement, ni participer à un débat. Veuillez m’excuser.
J’espère que votre roman verra le jour. Le sujet est très original.
Croyez, cher monsieur, à mes très cordiaux sentiments.
Marcel Conche
Marcel Conche Philosophe
texte , essai Philosophique
- la souffrance des enfants (27) avec Lucile Laveggi « Vivre et philosopher »
- LXXV Mal absolu « Noms. Journal étrange III »
- « Orientation Philosophique »
Alain Abstraction – Définitions – Les Arts et les dieux – Gallimard